Lettre ouverte à Eric Dupond-Moretti, Garde des Sceaux... et aux robes noires.
Le 7 juillet 2020, vous avez, Monsieur le Ministre, Mon Cher Confrère, quitté la robe d’avocat pour endosser le rôle de Garde des Sceaux. La profession d’avocat vous regarde, un peu dubitative. « C’est un pénaliste ! » se dit-elle… Oubliant au passage que si notre univers comporte nombre de galaxies, il en est une qui a ceci de particulier, c’est qu’elle laisse des traces de son passage dans l’ensemble de l’univers juridique : le droit pénal. Ce triste Sire est en effet présent dans toutes les matières : en droit de la famille, en droit bancaire, en droit routier, en droit de l’urbanisme, en droit rural, en droit des affaires,… j’arrête là, mais la transversalité de la matière ne peut être niée. Bien plus cependant que le sujet qui vous est familier, il faut retenir que pour la (presque) première fois dans l’histoire de la Vème République, un pas qui a retenti sur le sol d’un palais de la république a produit le même son que ceux, innombrables, qui frappent quotidiennement les salles des pas qu’on dit perdus des palais de justice de notre pays et de leurs salles d’audiences. On dit que vous n’aurez pas le temps Monsieur le Ministre. Certes ce dernier est compté. Mais si vous avez la contrainte de faire l’apprentissage de votre Ministère, vous n’avez pas, contrairement à l’écrasante majorité de vos prédécesseurs, à faire celui du terrain. Sans doute alors appartient-il à la profession d’avocat de se mobiliser pour devenir pendant les quelques mois qui sont devant nous, force de proposition afin de vous accompagner dans ce sprint. Ne sait-on pas désormais que demander réellement la Lune en un temps record, "non pas parce que c'est facile, mais bien parce que c'est difficile" est un prérequis nécessaire à la réussite?
Une course de relais!
Je dis : faisons de ce sprint un relais, une course d'équipe dans laquelle la profession d'avocat sera force de proposition. Et puisqu'il faut bien affronter le ridicule d'une démarche aussi improbable que sincère, qu'il me soit permis d'ouvrir le bal des porpositions en croisant les doigts pour que d'autres prennent ensuite le témoin... Rappelons-nous toujours ces mots de Churchill : "le succès ça consiste à aller d'échec en échec, sans jamais perdre son enthousiasme". Je ne sais par quel miracle le mien demeure encore intact après près de 20 ans dans cette profession...
Si vous n’avez pas le temps de réformer l’École Nationale de la Magistrature, vous aurez celui nécessaire à modifier les injustes et imbéciles législations et réglementations qui entravent la possibilité pour les avocats d’intégrer la magistrature sans avoir à passer le concours d’entrée à l’ENM.
D'abord un bref constat : voilà ce qu’on peut lire sur le site web de l’ENM : « Au cours des 5 dernières années, 303 anciens avocats ont été recrutés au sein des promotions des élèves magistrats de l’ENM toutes voies d’accès confondues ».
303!!!
Alors que selon le « Tableau de bord 2019 de la justice dans l'UE » réalisé par le Conseil de l'Europe le nombre de juges par habitant en France est parmi les plus faibles d'Europe : 9,1 pour 100.000 habitants, contre 10,7 en Espagne ou 15,2 en Belgique. Seuls le Royaume-Uni, le Danemark et l'Irlande enregistrent un taux inférieur.
Fatalement, les procédures sont très longues en France : en première instance, un Français devra attendre en moyenne 304 jours pour voir son cas jugé, contre 19 jours au Danemark, 91 aux Pays-Bas, ou 133 en Suède.
Il n’y a pas assez de juges en France.
Le constat est donc clair : il n’y a pas assez de juges en France. On pourrait pourtant très rapidement en avoir beaucoup plus si la réglementation et les usages n'étaient pas aussi contraignants pour les avocats souhaitant embrasser cette carrière.
Pourtant rien n’est fait pour que les avocats qui veulent intégrer la magistrature puissent le faire plus facilement qu'aujourd'hui...
Un rappel rapide : les avocats ont le choix entre plusieurs voies d’accès sur concours ou sur dossier :
- Le recrutement sur dossier par la commission d’avancement au titre de l’article 18-1 de l'Ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature.
- Le 3e concours d’accès à l’ENM réservé aux salariés du secteur privé pour devenir auditeur de justice et suivre ainsi une formation probatoire longue à l’ENM
- Les concours complémentaires et le recrutement sur dossier au titre des articles 22 et 23, qui permettent de devenir magistrat après une formation probatoire plus courte (allant de 7 mois à 1 an).
Mais est-il logique de traiter une demande d’admission d’avocat au même titre que celle d’un juriste d’entreprise, d'un responsable de service juridique d’assurance, d'une banque ou tout autre professionnel qui n'aura été confronté au droit qu'à travers des dossiers mais jamais à l’audience, au bureau d'un juge, à un justiciable, à la visite d'une cellule de garde à vue ou encore à un parloir??? La réponse est simple : non.
Il ne s'agit pas de revendiquer un quelconque privilège mais de poser un constat simple : l'avocat est plus qualifié que les autres professions pour exercer les missions d'un juge et la loi reconnaît d'ailleurs cet état de fait : le code de l’organisation judiciaire ne prévoit-t-il pas que « Les avocats peuvent être appelés, dans l'ordre du tableau, à suppléer les juges pour compléter le tribunal de grande instance (article L212-4). » ?
Ainsi la loi reconnaît-elle sans détour les compétences immédiates d'un avocat à palier l'absence d'un magistrat mais dans le même temps, elle ne lui facilite en rien la possibilité d'en embrasser la carrière! Où est la logique?
Devenir avocat est un jeu d'enfant pour un magistrat mais devenir magistrat est un parcours du combattant pour un avocat...
La profession d’avocat offre elle aussi la possibilité à des personnes n’ayant pas passé l’examen d’accès à la profession d’accéder à la profession d’avocat via un décret dit « passerelle ».
Mais force est de constater Monsieur le Ministre, que si devenir avocat est une formalité pour un ancien magistrat, c’est en revanche un véritable parcours du combattant pour un avocat : pourquoi ?!?
Les échanges avec d’anciens avocats devenus magistrats nous apprennent par exemple qu’on va jusqu’à éplucher leur comptabilité pour s’assurer que le passage de l’autre côté de la barre n’est pas motivé par le mauvais fonctionnement financier de leur cabinet… On marche sur la tête!
En vérité, nul n’est plus qualifié qu’un avocat expérimenté pour assurer la mission de magistrat. Qu’il me soit permis cette boutade pour illustrer mon propos : après 36 ans à avoir usé votre robe dans les prétoires, ne seriez-vous pas Monsieur le Ministre, apte à présider une Cour d’Assises ou un Tribunal Correctionnel avec une formation réduite à la portion congrue ?...
La réponse ne fait aucun doute et elle vaut pour nombre de confrères dans toutes les disciplines. Notre métier est riche de compétences qui ne demandent qu'à profiter à la Justice. Faciliter ces intégrations participerait en outre à pacifier les échanges entre ces professions dont les rapports sont aujourd'hui affreusement tendus en grande partie parce qu'elles se connaissent particulièrement mal.
Songez de surcroît que selon les rapports produits par le CNB, près d’un tiers de la profession d’avocat quitte la robe dans les 10 premières années… Que de compétences perdues. Les allées et venues entre ces deux professions doivent être simplifiées.
A l’heure où le fossé ne cesse de croître entre magistrats et avocats alors qu’ils devraient être partenaires même si leurs vues divergent dans le traitement des dossiers, à l’heure où un manque criant de magistrats place la France parmi les pires élèves de l’Europe, à l’heure où le traitement des dossiers judiciaires n’a jamais dans l’histoire du pays été aussi long qu’aujourd’hui, une telle réforme n’est pas que souhaitable, elle est indispensable.
Une proposition, une seule...
Voilà une proposition Monsieur le Ministre, Mon Cher Confrère. Une seule. Non pas qu'il n'y en ai pas d'autres qui me brûlent les lèvres, mais ce billet se veut surtout la preuve d'un possible, à un tout petit échelon. Un simple écrit sur le blog d'un site d'avocat qui a probablement toutes les chances du monde de passer totalement inaperçu. Dont acte. Mais il ne sera pas dit que je suis, moi, resté passif, que je n'ai rien tenté.
Une proposition simple, pratique et réalisable dans le court mandat qui sera le vôtre avant de rendre les Sceaux.
Si d’aventure ces quelques modestes lignes devaient être lues par des consœurs et des confrères, qu’ils s’arrêtent un instant et songent que chacun d’entre eux détient une partie de la solution d’une organisation plus équilibrée, plus efficace, plus juste, de notre justice, même sans moyens supplémentaires grâce à leur vécu, leur quotidien, leurs solutions évidentes échangées en attendant leur tour pour passer un dossier mais qui faute de relais à la Chancellerie n'ont jamais franchit la frontière de la machine à café. Notre profession regorge à sa base de bon sens, d'idées simples et pratiques. Ce qu'il nous manque, ce qu'il vous manque mon cher confrère, Monsieur le Ministre, c'est une connexion.
Car un homme seul, fut-il brillant, ne peut rien.
M’adressant donc crânement à vous mes chères consœurs, mes chers confrères qui peut-être avez fait l'effort de cette brève lecture, je dirai simplement que j’accepte pour ma part l’augure d’être déçu. Allez, disons une dernière fois. En faisant œuvre de simplicité à travers la rédaction d’une proposition simple et réalisable dans un temps court et en espérant que nombre d’autres suivront et remonteront jusqu’à la Chancellerie pour qu’enfin certaines choses évoluent. Pas toutes bien sûr. Mais quelques-unes et que l'on "garde le meilleur et supprime le pire" comme l'a espéré le Ministre de la Justice dans ses propos introductifs.
N’attendons pas. Prenons l’initiative chacun à notre niveau de poser du concret sur la table et apportons nos briques à l’édifice, fut-il modeste au regard du nombre de jours restant.
A l’instar du passage d’un article fameux du code de procédure pénale que notre Ministre, notre confrère, connaît sans doute mieux que personne pour en avoir entendu la lecture des centaines de fois et qu’on me pardonnera pour l’occasion de plagier, chaque avocat, chaque praticien doit-il sans doute aujourd’hui s’interroger dans le silence et le recueillement de sa pratique professionnelle, dans la sincérité de sa conscience et se questionner ainsi : ai-je une intime conviction ?
L'intime conviction, Ô combien utopique, que notre vieux et poussiéreux système judiciaire qui depuis bien trop longtemps fonctionne contre nous et ambitionne un peu plus chaque jour, de fonctionner sans nous, puisse enfin avoir à compter avec nous.
Saisissons cette opportunité (illusoire?) d'être, l'espace de quelques mois, force de proposition.
Une oreille se tend. N'attendons pas. Proposons.